Culture : le drag en 2025, entre standardisation et difficultés persistantes
- ylanslimane
- 30 août
- 7 min de lecture
Ce jeudi 28 août se concluait l'édition All Stars de Drag Race France, dans laquelle des participantes des précédentes saisons revenaient pour tenter de devenir la Super Reine du drag. L'occasion de revenir sur la situation de la communauté drag aujourd'hui en France, en analysant l'impact de Drag Race sur celle-ci, mais aussi en détaillant les limites auxquelles doit encore faire face la culture drag.

Mais d'abord, c'est quoi le drag ?
Pour commencer, prenons un temps pour revenir sur la notion de drag : qu'est-ce que le drag finalement ? Et d'où vient-il ? Pour répondre à ces questions, il faut revenir en arrière. Liés dès leurs commencements à la communauté homosexuelle et à ses luttes, les drags, des hommes et femmes se travestissant et jouant avec les codes du genre, apparaissent aux États-Unis et en Europe à la fin du XIXᵉ siècle et au début du XXᵉ. Rejetés par la bourgeoisie, ils se rassemblent lors de bals comme à Harlem, à New York, dans la clandestinité. Avec les émeutes de Stonewall en 1969, durant laquelle une descente de police dans un bar gay à Greenwich Village dérape et vire à l'affrontement entre clients et policiers, et avec l'organisation de la première Gay Pride l'année suivante pour commémorer ses événements, la culture drag s'affirme petit à petit au sein de la communauté LGBTQIA+. En France, c'est dans les années 60 que la pratique du transformisme, qui correspond en quelque sorte à l'ancêtre du drag actuel, se popularise. Ce sont les cabarets parisiens, notamment Chez Michou ou Madame Arthur, qui mettent en valeur cette pratique, durant laquelle des artistes se métamorphosent en d'autres personnes, la plupart du temps des célébrités, comme Dalida ou Sylvie Vartan.
Aujourd'hui, le drag est un art à part entière qui peut s'inscrire au-delà des genres. Pour Mica Palaz, doctorante et assistante diplômée en étude de genre à l'université de Genève, le drag peut prendre une forme plus "créature", afin de davantage brouiller les pistes entre les genres.
"Ça va permettre de montrer que le genre est construit socialement et de créer une rupture dans les normes."
Pour elle, le drag est un art s'affranchissant des limites de genre, en s'en servant seulement comme base pour développer quelque chose de totalement en dehors des carcans de la société.
Mais le drag est aussi et avant tout un art militant. De sa genèse dans l'illégalité la plus totale aux émeutes de Stonewall jusqu'à aujourd'hui, il a toujours été un moyen pour les communautés LGBTQIA+ de revendiquer leur droit d'exister, très souvent envers et contre tout. À travers leur art, les drags peuvent faire passer des messages plus ou moins politiques et protester contre les pressions dont ils et elles sont victimes. Dans le podcast Point J de la radio suisse RTS, Mica Palaz expliquait le 28 mai dernier à propos du drag : "Son émergence prend racine au sein des communautés LGBTQI+ et son utilisation a souvent été un outil politique, mais aussi de revendication et de contournement face à l’exclusion et à la marginalisation". Plusieurs groupes se sont constitués afin de faire passer ces messages au sein de la communauté, tels que les Sœurs de la Perpétuelle Indulgence. Né en 1979 à San Francisco, avant de s'étendre progressivement au reste du monde, le mouvement reprend l'image, l'habit et le vocabulaire des religieuses catholiques tout en transmettant un message de lutte contre l'homophobie, de prévention contre le SIDA ou encore de promotion de la "joie universelle".

L'impact sans précédent de Drag Race France sur la communauté drag et queer
Le drag met un certain temps avant de s'installer sur le petit écran. C'est en 2009 avec la première saison de RuPaul's Drag Race aux États-Unis qu'il se retrouve mis en avant à la télévision, sur la modeste chaîne LGBT Logo TV. Le principe est simple : des drag queens s'affrontent dans des épreuves de chant, de danse ou de comédie pour devenir la "prochaine superstar du drag aux États-Unis". Rapidement, l'émission franchit les marches du succès : diffusion à grande échelle, émergence de stars internationales comme Violet Chachki, Emmy Awards à la pelle... Des déclinaisons apparaissent un peu partout dans le monde, si bien qu'aujourd'hui on en compte une quinzaine, et en 2022, la première saison de Drag Race France voit le jour, présentée par l'ancienne participante à RuPaul's Drag Race, Nicky Doll.
Diffusée sur France 2, l'émission part d'abord avec un handicap : elle est diffusée en deuxième partie de soirée, ce qui a un impact important sur les audiences qui sont plus faibles sur ce créneau horaire. Pourtant, la saison 1 est un succès retentissant, avec 7 millions de téléspectateurs* et 2,4 millions de vidéos vues sur la plateforme France.tv, ce qui en fait le deuxième programme le plus vu dans le genre divertissement pour l'été 2022 après Fort Boyard sur la plateforme. Et les saisons 2 et 3 poursuivent dans cette dynamique, avec respectivement 11,2 et 11,4 millions de téléspectateurs* sur France 2 et France.tv cumulés.
Mais le succès de l'émission ne s'arrête pas là, car celle-ci a créé un véritable engouement en ligne. En effet, pour la saison 2, Drag Race France a été le divertissement le plus commenté sur les réseaux sociaux avec 246 000 posts en lien avec le nom du programme à l'été 2023. Mais en plus d'être soutenu par une solide communauté en ligne, le programme contribue à créer du lien social et à souder la communauté LGBTQIA+ grâce aux viewing parties, toujours plus nombreuses à chaque saison de l'émission, dans lesquelles les fans se réunissent pour visionner les épisodes ensemble.
Toutefois, avec le succès vient une problématique majeure qui impacte la scène drag : une forme de mainstreamisation qui tend à réduire la portée des luttes contre lesquelles les drags entendent se battre, en privilégiant le côté spectaculaire. Si Drag Race France, tout comme RuPaul's Drag Race aux États-Unis avant lui, a permis de populariser l'art du drag, une forme d'uniformisation de la pratique, calquée sur les attentes du divertissement, s'est installée, au détriment des formes plus expérimentales et militantes de drag. En plus de ça, ces émissions créent aussi une forme de hiérarchisation entre les artistes, celles ayant bénéficié de la couverture médiatique de Drag Race se retrouvant valorisées, au détriment des drags plus locales, souvent en situation précaire.
*selon Médiamétrie

La dure réalité du drag derrière le glamour et les paillettes
Car c'est là que le bât blesse : sorti de Drag Race, le drag reste un art dont il est très difficile de vivre. La rémunération des artistes oscillent généralement entre 50€ et 150€ pour une prestation, ce qui reste largement insuffisant au vu du coût et du temps que nécessitent la préparation, le déplacement et les répétitions. Et ce modèle ne garantit aucun droit social, que ce soit retraite, chômage ou sécurité sociale. Cette précarité est renforcée par d'autres obstacles qui viennent encore assombrir ce tableau. Déjà, une partie de la communauté drag souffre d'une forme de marginalisation qui réduit encore ses chances d'être justement rémunérée pour son travail. Par exemple, ce n'est qu'en 2021 que RuPaul's Drag Race s'est ouvert à la diversité en acceptant les femmes transgenres dans l'émission, jusqu'alors bannie de la compétition. De même, les drags kings, qui jouent sur l'exagération de traits masculins et non féminins comme les drags queens, n'ont jamais été au casting de l'émission, et leur visibilité est encore aujourd'hui marginale, même au sein de la communauté. Dans une interview à Slate en 2023, le drag king Rico Loscopia regrettait à propos de Drag Race :
'Avec l'émission, le drag est devenu le miroir de notre société binaire. Elle démontre qu'il n'y a qu'un seul type de drag : le queen.'
Mais ce n'est pas tout : des écarts de revenus qui peuvent être importants selon les territoires sont à déplorer, l'accès au financement étant inégalement réparti entre les grandes villes et le reste du pays. Dans une interview au média Basta fin 2023, le sociologue spécialiste des questions LGBT Arnaud Alessandrin expliquait : "Il faut penser aux drags qui vivent dans des villes dirigées par la droite, où aucun financement n’est fléché vers eux et elles, ou dans des petites villes où il n’y a de toute façon pas d’argent pour la culture.". Il est donc beaucoup plus facile d'être drag et de dégager des revenus dans les grandes villes, plus progressistes et soutenant davantage cette communauté. On peut aussi mentionner la présence d'un climat discriminatoire basé sur la couleur de peau, dans un milieu pourtant réputé très ouvert. Soa de Muse, finaliste de la saison 1 de Drag Race France, de retour dans l'édition All Stars, déplorait après sa première participation n'avoir pas joui de la même exposition médiatique que ses consœurs, et Keiona, vainqueure de la saison 2, regrettait dans une interview à Elle suite à son couronnement qu'on lui proposerait moitié moins d'argents qu'une queen blanche à nombre d'abonnés égale pour une prestation.
À cela s'ajoutent des pressions des mouvements réactionnaires et conservateurs dans un climat qui tend à se détériorer à l'échelle mondiale. Le retour au pouvoir de Trump notamment a eu un impact important. Sur le sol américain d'abord, les purges menées contre les programmes jugés "wokes" ont grandement affecté les lieux accueillant des drags, comme les écoles ou les mairies, lors d'événements organisés par les collectivités. Dans le monde ensuite, le démantèlement de l'USAID et l'arrêt du programme PEPFAR, un plan d'aide d'urgence à l'étranger pour lutter contre le SIDA, ont mis en péril la vie de nombreuses personnes queers, qui comptaient parfois uniquement sur ces programmes pour avoir accès à des soins décents, comme en Ouganda ou au Nigeria. En France, les drags sont les cibles privilégiées de l'extrême-droite et de ses relais qui veulent s'en prendre à la communauté LGBTQIA+. Marion Maréchal, alors tête de liste Reconquête !, le parti d'Éric Zemmour, aux européennes l'an dernier, s'était d'ailleurs indignée de la présence de la drag queen Minima Gesté parmi les relayeurs de la flamme olympique avant les JO : "Faut-il faire semblant que cela représente la France ?".
On l'a vu, le drag doit faire face à de nombreux défis, qu'ils soient internes ou externes, et sa popularisation à travers Drag Race ne se fait pas sans une forme d'uniformisation qui tend à invisibiliser certaines franges de la communauté. Pour autant, malgré les difficultés auxquelles il a dû faire face à travers son histoire depuis sa création, cet art a su perdurer et se renforcer dans les cabarets ou les clubs queers grâce à sa communauté soudée autour de l'objectif de revendiquer son droit d'exister. La victoire de Mami Watta lors de la finale de Drag Race France : All Stars démontre d'ailleurs que le drag reste un art fédérateur pour les communautés LGBTQIA+.





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